CHAPITRE III
Maintenant, je sais.
Je sais ce que je suis. Qui je suis.
Et je suis horrifié. Dans mon crâne il y a – je ne le soupçonnais même pas – cette prodigieuse accumulation de documents, de sapience, d’équations, de directives, de… est-ce que je sais ? Tout ce qui correspond au travail de plusieurs centaines de chercheurs et de techniciens qui ont œuvré pendant des mois et des mois pour reconnaître, étudier, capter, emmagasiner, rediffuser et utiliser les ondes infernales.
Comment cela s’est-il fait ? Baslow m’a tout révélé avant de rendre le dernier soupir.
Il avait été convenu (c’était le plan XX) qu’en cas de danger concernant ce grand secret on choisirait un individu parmi notre équipe, lequel individu recevait par un système d’une incroyable subtilité la charge de plusieurs ordinateurs qui s’implanterait dans son cerveau et permettrait le cas échéant de recommencer les expériences, de reconstruire tous les appareils indispensables.
Le professeur Baslow était cet homme. Du moins officiellement.
Et comme il fallait ce qu’on avait appelé un témoin, une sorte de cobaye qui servirait d’assistant et recevrait, lui, une faible partie de cet ensemble scientifique, c’était moi que Baslow avait désigné.
Jusque-là rien que de très normal, l’île spatiale ayant été attaquée, on ne pouvait nier qu’une puissance inconnue s’en prenait à nous.
Karine et Yal-Dan, très simplement, avaient effectué consciencieusement leur mission, à savoir nous aider9 Baslow et moi, à devenir ce cerveau numéro un et son humble assistant.
Que s’est-il passé ? Une chose élémentaire.
En manipulant les commandes, il a suffi à mon éminent maître d’inverser deux manettes.
Si bien qu’il est devenu, lui, le témoin, alors que c’était moi qui recevais sans m’en rendre absolument compte la totalité des éléments correspondant au fantastique travail destiné à la catalysation des ondes infernales.
À la réflexion, j’aurais dû m’interroger.
Ce rôle de témoin que je n’ai jamais discuté, avait-il vraiment un sens ? Ni Yal-Dan, ni Karine, me semble-t-il, n’avaient jamais posé la question. D’ailleurs nous étions gens disciplinés et nous ne cherchions pas midi à quatorze heures, trop passionnés que nous étions par le souci du résultat de nos merveilleuses expériences, de nos essais sur le cerveau de Marts, après que tout à fait par hasard les marins du Pélican aient été irradiés des ondes par le relais de l’Inter, ce qui leur avait permis de revoir l’assassinat de Perkovan.
Mais en vérité, ce témoin-cobaye ne servait pas à grand-chose.
Là était la duperie, simple, voire simpliste. Baslow servait de paravent, de cible désignée. Et de cette sorte il se livrait héroïquement aux assauts de l’ennemi, les Syrax en la circonstance, ce que nous ne savions pas encore.
Baslow me protégeait. Baslow offrait sa vie. Interrogé, soumis ou non à la torture ou aux sondages cérébraux, il ne pouvait pas livrer le grand secret pour l’excellente raison que, bien qu’étant en possession d’une très vaste partie des données du problème il ne pouvait les enregistrer intégralement. Du moins selon le fonctionnement normal d’un cerveau. Tout cela resterait fragmentaire, donc pratiquement inefficace.
Alors que, par un moyen mécanique, les neurones savamment traités jouaient le rôle parfaitement passif d’un ordinateur.
Pourquoi de telles précautions, sinon évidemment pour égarer l'ennemi ?
Ce qui a justement réussi.
Jusqu’au moment où les Syrax s’aviseront qu’ils ont été trompés et chercheront ailleurs.
Je frissonne, j’ai le vertige…
Mais sans doute en haut lieu avait-on tout prévu. Même la trahison. Et il y a eu précisément un traître sur l’île spatiale, un traître qui n’a jamais été démasqué, qui a provoqué les divers soubresauts, la catastrophe finale, tout en renseignant évidemment les Syrax par un procédé radio quelconque.
Maintenant la sphère est hors d’usage, nous avons fait le nécessaire. Les appareils générateurs sont restés sur l’épave de l’Inter, et à l’heure actuelle il ne doit plus y avoir là-bas que des cadavres, parmi les débris. Peut-être Flower, pour abréger l’agonie générale, a-t-il tout fait sauter, je l’en crois capable.
Un flot de pensées déferle en moi.
Les ondes infernales… reflets du passé… prodigieux miroir de tout ce que nous avons connu, vécu, appris. Mais aussi de tout ce que les autres, l’humanité, toutes les humanités ont subi depuis que le monde est monde.
Nous sommes en mesure de lire ce manuscrit prodigieux. Que dis-je, je suis en mesure de le déchiffrer.
Moi, et moi seul.
Les envahissements de l’Inter par ces fantômes inhérents à chaque membre de l’équipage m’ont laissé un bien mauvais souvenir.
Tout s’embrouillait, tout s’enchevêtrait. On voyait certes des événements d’ordre général, voire mondial, mais aussi en symbiose tous les souvenirs individuels.
Une sélection s’effectuait pour certains, selon un procédé encore inconnu. Si bien que si d’aucuns devaient supporter des visions complexes, évidemment diffuses, d’autres se retrouvaient face à leur propre souvenir.
Et cela m’amène à penser que, si on parvient (grâce à la science désormais accumulée en moi) à rationaliser ces faisceaux d’ondes, les résultats seront des plus surprenants.
N’avions-nous pas déjà pleinement réussi avec Marts ?
Soumis aux radiations de la sphère captatrice, il avait revécu divers aspects de son existence, assez misérable, pénible, il faut en convenir.
Mais surtout, atroce détail, il a revécu son crime.
Certes, je ne suis pas un criminel. Je passe même pour un assez honnête homme, un bon fils, un ami fidèle, sinon un amant très régulier.
Cependant que de faiblesses au cours d’une existence ! Que de petites lâchetés ! De mauvaises paroles, de gestes brutaux, de complaisances coupables, de fraudes minimes, de… Tout cela est banal et sans doute il est peu d’humains qui, sincères avec eux-mêmes, seraient bien embarrassés de ne pas en reconnaître tout autant.
Seulement, il y a les plus grands forfaits. Les vols, les crimes…
Ce pauvre Marts m’en a donné un échantillon.
Un homme a tué, frappé un frère humain, a tranché le fil de cette vie qui devait lui être sacrée au nom des lois divines et humaines.
Le temps passe. Il n’oublie certes pas mais, petit à petit, il y a l’éloignement, une sorte de semi-apaisement, des dérivatifs de toute sorte, si bien que l’assassin parvient à ne plus attribuer à mon acte la même importance qu’aussitôt après l’avoir accompli.
Il y a le rêve. Cauchemar ou non. Mais le rêve déforme, se perd en fantaisies anarchiques et quelquefois ne signifie pas grand-chose, tant l’imagination y prend le pas sur la logique. Ce sont nébulosités issant du réel, certes, mais cependant fréquemment désordonnées et stériles.
Il y a la méditation mais plus d’un la refusent. La délectation, morose, mais c’est une forme de pensée axée sur des images généralement agréables, voire voluptueuses, correspondant à un état physiologique qu’on recherche euphorique.
Il y a le retour vers des situations parfois amusantes, le plus souvent banales, quelquefois affligeantes.
On se revoit et on se trouve ridicule à retardement.
Je me souviens avoir une fois ou deux entendu ma propre voix enregistrée. Non seulement j’ai été surpris (nous n’avons jamais le sens exact de notre timbre) mais encore cela m’a paru déplaisant. J’entendais un autre et cet autre ne m’était pas particulièrement sympathique.
Me revoir dans tel ou tel cas me serait franchement odieux. Et m’entendre donc !
Que de bêtises, de petits mensonges, de plaisanteries de mauvais goût, de mufleries, de grossièretés aussi. J’y pense et je repousse cette pensée, mais si les ondes infernales m’en apportaient l’écho à la fois audible et visuel, je crois que je me sentirais rougir de honte.
Sans compter toutes les petites positions intimes. Grotesque !
Je m’efforcerais de sourire, avec un peu de pitié indulgente vis-à-vis de moi mais ce ne serait encore que mauvaise foi. Revoir et réentendre l’Éric que je fus, quel châtiment de mes peccadilles ! De mes péchés aussi !
Terrible comédie de soi-même que l’écran des ondes infernales !
Un homme comme Marts l'a vu jouer, cette comédie. Pour lui, le signal en était la lugubre cloche de brume, parce qu’elle tintait au moment où, sur le pont du Pélican, il exécutait proprement un rival heureux, pour une minable histoire dont quelque putain était l’enjeu !
Moi aussi, en mille circonstances, je l’entendrai, la cloche de brume, ma cloche de brume.
Et tous les hommes qui seront saisis dans les radiations des ondes infernales entendront la leur, toujours différente et toujours aussi lancinante.
La cloche des remords !
Le pire des supplices, le plus épouvantable des châtiments.
J’imagine un condamné. En prison ! Bien traité mais soumis inlassablement à ce film d’horreur qu’est celui de son action passée. Jour et nuit il reverrait les yeux agrandis de sa victime devant le geste fatal, il se reverrait, lui, portant le coup définitif. Et cela se reproduirait, toujours, toujours.
Il n’aurait guère d’issue que la folie, ou le suicide.
Formidable puissance de ces images subtiles dont la source se trouve dans une région du ciel mal connue, découverte par l’équipage d’un astronef égaré…
Formidable puissance que je détiens.
Que convoitent les Syrax !
Je peux tout redouter.
Je n’ai rien dit à Marts, ni à Ysmer ni à Filler, bien entendu.
Je regarde le corps qui se refroidit du malheureux professeur Baslow, martyr à sa manière.
Du bruit. On vient.
Les Syrax escortés de leurs inévitables Klis, ces monstres asservis à leur dévotion, mais dangereux malgré tout pour leurs maîtres.
Ils enlèvent le corps de Baslow. Ils ne prêtent aucune attention ni à Marts, ni à mes autres compagnons.
Ils viennent vers moi.
Je sais ce qui m’attend.